Andrea Semadeni, Ambassadeur de Suisse au Sénégal : « Même la guerre a des limites »
septembre 23, 2024
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Propos recueillis par Malick CISS Les Conventions de Genève, signées il y a 75 ans, trouvent toujours toute leur pertinence en ce 21e siècle. Elles protègent les non-combattants
Propos recueillis par Malick CISS
Les Conventions de Genève, signées il y a 75 ans, trouvent toujours toute leur pertinence en ce 21e siècle. Elles protègent les non-combattants en temps de conflit armé, en dépit des évolutions des formes de guerre et des armes, assure, dans cet entretien, l’ambassadeur de Suisse au Sénégal, Andrea Semadeni.
Qu’est-ce que le Droit international humanitaire et pourquoi est-il important ?
L’idée d’imposer des limites à la guerre est aussi vieille que la guerre elle-même. Nous trouvons des traces de ces limitations dans la plupart des civilisations, que ce soit sous forme de codes, de traités, de textes religieux ou de coutumes. Les traditions et coutumes africaines démontrent qu’il existait déjà un cadre pour limiter la violence en temps de guerre, bien avant l’avènement du Droit international humanitaire (Dih) moderne. La protection des personnes vulnérables dans les conflits est donc une préoccupation universelle enracinée dans l’histoire et les pratiques sociales des peuples.
Le Dih est un ensemble de règles qui visent à limiter les souffrances en temps de guerre et à protéger les personnes qui ne participent pas directement aux hostilités, comme les civils, le personnel médical et humanitaire, les combattants blessés et les prisonniers de guerre. En définissant des normes pour la conduite des opérations militaires– tant étatiques que non étatiques– le Dih cherche à humaniser les conflits armés et à préserver la dignité humaine, même dans les circonstances les plus extrêmes. Son importance réside dans le fait qu’il impose des obligations aux parties en conflit, garantissant ainsi une certaine forme de justice et de protection au milieu de la violence.
Dans mes expériences de terrain dans le Territoire palestinien occupé, au Soudan, au Mali ou encore en Casamance, j’ai vu à quel point ce cadre est essentiel, même s’il n’est parfois que partiellement respecté. C’est une ligne directrice morale et légale qui rappelle que même dans la guerre, il y a des limites.
Le 12 septembre 2024, la communauté internationale a célébré les 75 ans de la signature des quatre Conventions de Genève. Est-ce que ces conventions sont encore pertinentes aujourd’hui ?
Les Conventions de Genève ont été universellement ratifiées. Face à plusieurs dizaines de conflits armés dans le monde et un nombre record de personnes déplacées de force, elles sont, aujourd’hui, plus pertinentes que jamais. Ces conventions sont considérées comme une pierre angulaire du Dih. Leurs principes fondamentaux sont même devenus des normes du droit international coutumier, s’appliquant donc également à un pays qui n’aurait pas ratifié les traités.
Ces conventions continuent également de fournir un cadre essentiel pour la protection des non-combattants en temps de conflit armé, en dépit des évolutions des formes de guerre et des armes. Les principes de base restent cruciaux. Il s’agit de faire la distinction entre combattants et non-combattants, c’est-à-dire l’interdiction de viser les civils ou d’autres non-combattants ; du respect de la proportionnalité ; ce qui signifie que les dommages collatéraux ne doivent pas être excessifs comparé à l’objectif militaire visé ; ou encore du principe d’humanité stipulant qu’il est interdit de causer des souffrances inutiles. Ces principes restent pertinents 75 ans plus tard, que ce soit dans un conflit armé international ou dans un conflit armé interne, ou encore dans ce qu’on appelle, aujourd’hui, un conflit armé asymétrique.
L’objectif militaire est de mettre l’ennemi hors d’état de nuire, c’est-à-dire le tuer. N’est-il pas contradictoire qu’une armée ou un groupe armé non étatique doive s’en tenir à ces règles ? Cela va-t-il à l’encontre des objectifs militaires ?
Non, il n’y a pas de contradiction. Les règles du Dih visent à équilibrer les nécessités militaires avec les impératifs humanitaires. Respecter ces règles n’empêche pas de poursuivre des objectifs militaires, mais permet de faire en sorte que cette poursuite se fasse dans le respect de la dignité humaine. Une partie à un conflit peut tout à fait gagner une guerre en respectant ces principes ; j’oserais même de dire qu’il serait plus facile de faire respecter la paix après la victoire si l’humanité de l’opposant a été respectée pendant les hostilités.
Le respect du Dih est d’ailleurs dans l’intérêt propre du belligérant. Traiter les combattants capturés ou blessés avec humanité favorise aussi un traitement réciproque ; ce qui est bénéfique pour toutes les parties impliquées. Il ne faut pas non plus oublier que les violations des règles du Dih peuvent entraîner des procédures devant un tribunal national ou international.
Pourquoi Genève en particulier ?
Genève est au cœur de la tradition humanitaire suisse et du Dih. En grande partie grâce à Henry Dunant. Les expériences de ce citoyen genevois lors de la bataille de Solférino, en 1859, ont inspiré la fondation du premier mouvement humanitaire moderne. Son travail a conduit à la création du Comité international de la Croix-Rouge en 1863. Aujourd’hui encore, le Comité international de la Croix-Rouge (Cicr) est un acteur essentiel pour l’application du Dih sur le terrain. Entre autres, il sensibilise et forme tant des forces armées que des groupes armés non étatiques par rapport à ces règles.
La Suisse quant à elle a joué un rôle pionnier en rassemblant d’autres États à Genève pour négocier des traités internationaux afin d’apprivoiser les horreurs de la guerre. Cela, en signant la première convention en 1864. D’autres traités l’ont suivie et les quatre Conventions de 1949, adoptées suite aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale, peuvent être considérées comme un jalon majeur dans ce processus humanitaire.
Quand je pense à la Genève internationale, je vois cette ville suisse comme un centre nerveux où se décidaient des principes qui, même loin des champs de bataille, ont un impact direct sur des situations très concrètes. En même temps, il faut rester réaliste : la communauté internationale ne dispose pas d’une « police mondiale » capable d’imposer le respect de ces normes dans tous les conflits armés. Nous suivons tous, dans les médias, des rapports d’attaques qui visent manifestement des civils ; ce qui est interdit et déplorable. Néanmoins, le travail réalisé à Genève nous donne des normes communes pour condamner ces actes inhumains et, dans un nombre non négligeable de cas, pour finalement traduire leurs auteurs en justice.
Quels sont, selon vous, les défis majeurs auxquels le Dih est confronté aujourd’hui, en particulier en Afrique de l’Ouest ?
En Afrique de l’Ouest et au Sahel, en particulier, les conflits, souvent complexes, et la présence de groupes armés non étatiques, y compris des organisations djihadistes, des milices locales ou des groupes criminels, compliquent l’application des normes humanitaires.
Plus généralement, la révolution numérique introduit de nouveaux défis, notamment en ce qui concerne la cyberguerre, la désinformation qui vise parfois les acteurs humanitaires, ou la difficulté d’imposer le principe de distinction quand les décisions militaires sont prises à l’aide de l’Intelligence artificielle (Ia). La capacité à adapter et à renforcer le Dih face à ces évolutions est cruciale pour garantir la protection des personnes touchées par les conflits armés.
Au Sahel, les efforts pour l’application du Dih sont malheureusement limités par la violence croissante. Cependant, la Suisse reste engagée. Par exemple, au Mali, notre engagement est consistant et multidimensionnel. Il s’étend de la coopération au développement à l’aide humanitaire jusqu’à la formation en Dih en passant par notre disponibilité en tant que médiateur. C’est également le cas dans d’autres régions du monde.
Quelles sont les obligations du Sénégal en tant qu’État partie aux Conventions de Genève ?
En tant qu’État partie, le Sénégal a plusieurs obligations, notamment la mise en œuvre de normes humanitaires, la formation sur le Dih des forces armées et des autres parties prenantes ainsi que la garantie du respect de ces règles pendant un éventuel conflit armé. Le Sénégal coopère avec le Cicr et d’autres organisations humanitaires pour faciliter l’accès humanitaire et la protection des victimes de conflits armés. En cas de violations du Dih, le Sénégal est tenu de mener des enquêtes et de poursuivre les responsables conformément à ses engagements internationaux.
Dans le cadre du conflit en Casamance, par exemple, le Sénégal doit protéger les civils, traiter humainement les prisonniers et veiller à ce que les violations du Dih soient punies. Le Sénégal a été également engagé dans les opérations de maintien de la paix, singulièrement sous mandat de la Cedeao et des Nations unies, en Gambie et Guinée-Bissau, ou encore au Mali où le respect des Conventions de Genève a été un cadre de référence dans la protection des civils.
L’État a adopté aussi des législations internes pour réprimer les violations graves des Conventions, comme le Code pénal sénégalais qui intègre maintenant des dispositions concernant les crimes de guerre et d’autres violations du Dih. Ces obligations font du Sénégal un acteur important dans la protection du Dih en temps de conflit armé tant sur son territoire que dans ses interventions extérieures.
L’ambassade de Suisse et le Cicr organisent, à l’occasion des 75 ans des Conventions de Genève, un événement dénommé « Humanitarium » et qui aura lieu ce 27 septembre. Qu’est-ce que c’est exactement ?
L’ « Humanitarium » est un concept itinérant de mise en débat sur l’évolution de l’action humanitaire dans un monde en mutation rapide. Cette année, le panel portera sur le thème : « 75 ans après l’adoption des Conventions de Genève : enjeux, opportunités et contributions africaines ». Il permet de prendre du recul sur les nouvelles formes de conflits armés, les menaces contre les civils et l’impact des technologies émergentes sur les pratiques humanitaires, mais aussi de sensibiliser sur les enjeux des conflits armés contemporains et la nécessité de respecter et faire respecter les principes du droit international humanitaire.